Méfions-nous de la dictature de l’image
Alain BENTOLILA, 29/01/2023
A toutes les étapes de son développement, enseignants et parents doivent s’employer à libérer les enfants du piège de l’évidence pour leur apprendre à penser par eux-mêmes. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture s’inscrit au centre du même combat, parce qu’elles les invitent à dépasser les limites de la proximité et de l’immédiat pour libérer leurs imaginations singulières. L’omniprésence des écrans, l’addiction irrépressible aux photos et aux vidéos soumettent aujourd’hui nos enfants au danger d’une régression : l’image règne en maîtresse, imposant la dictature de l’évidence ponctuelle à leur réflexion et à leur imagination, engendrant la méfiance pour toute conceptualisation et la suspicion envers la profondeur historique. Désormais, le juste et le vrai ne se démontrent plus, ils se montrent : une photo, une vidéo exhibée suffisent à légitimer l’affirmation péremptoire d’une vérité qui se voudrait universelle. Et beaucoup s’y laissent prendre, à qui l’on a pas appris qu’« une fois » ne signifie pas « toujours ». Ils ne savent donc pas que seules la démonstration ferme et l’argumentation exigeante peuvent seules débarrasser une loi universelle des scories du hic et nunc. Ils ignorent la rigueur du chemin qui, d’hypothèse en hypothèse, d’expérimentation en expérimentation, mène à l’affirmation légitime de la vérité. Aujourd’hui des milliers d’yeux regardent par le même trou de serrure et contemplent, avec la même délectation ou la même détestation une réalité iconique qu’ils n’ont ni les moyens intellectuels ni même l’idée de questionner.
L’addiction à l’image instantanée, prise « sur le vif », immédiatement servie pour être portée au plus haut des like par un buzz anonyme et complaisant, sert souvent aujourd’hui les desseins de dangereux manipulateurs. Ceux-ci utilisent la confiance spontanée dont bénéficie la photo, ou la vidéo (« vu donc vrai »)pour passer sans vergogne de la ponctualité à la généralisation, du constat à la vérité définitive, du conjoncturel au partout et au toujours, de l’accident à l’essence, du hasard au déterminé. Cette forme de manipulation des esprits, parmi les plus vénéneuses, est d’ailleurs souvent utilisée par des élèves harceleurs qui parviennent à voler l’image de certains de leurs « camarades » dans des situations qui les cloueront définitivement au « pilori numérique ». Elle a toujours constituer un outil efficace utilisé par la propagande populiste : une vidéo montrant un nombre important de personnes noires à Barbès suffit pour alerter sur un « grand remplacement » ; la photographie d’un homme coiffé d’une kippa sortant d’une banque atteste sans le moindre doute l’outrageuse richesse des juifs…
Les mots eux-mêmes, privés de leur complexité sémantique et de leur filiation morphologique et étymologique, se sont progressivement affaiblis, rejoignant l’évidence du dessin dont ils ont pourtant mis si longtemps à s’affranchir. Ils n’ont plus pour fonction essentielle que de marquer, de séparer, ceux qui nous ressemblent et ceux qui sont différents de nous. Ils n’invitent plus au dialogue des esprits, mais ouvrent à la haine et à l’exclusion. Si l’on n’y prend garde, les mots faits pour le partage et le dialogue risquent de servir l’affichage d’un entre-soi imbécile. Le langage, qui devrait leur offrir le merveilleux pouvoir d’évoquer, contre le conservatisme, ce qui n’est pas encore mais sera sans doute un jour ; d’affirmer contre les préjugés ce qu’ils ne constatent pas de visu mais qui se révélera peut-être juste et vrai ; d’écrire contre le conformisme ce qu’ils n’ont pas encore osé formuler mais que les générations qui nous survivront, ces mots, qui font le propre de l’Homme, risquent aujourd’hui d’être réduit à ne proférer que des mots d’ordre et des signes de reconnaissance. Le langage sera alors de plus en plus voué à la répétition et au conformisme.
Dans cet univers dominé par l’instantanéité de l’image, le partage patient de l’Histoire qui nous rassemble ne retient plus aujourd’hui l’attention des élèves pour qui la superficialité de l’évidence l’a emporté sur la profondeur de l’analyse : du passé ils ont fait table rase et du futur une croyance. Ils se méfient de la lecture « des récits fondateurs » qui nous relient ; ils n’ont que faire des informations transmises, de plume en plume, de génération en génération. Seul importe l’instantané visible et montrable qui refuse tout ancrage temporel, toute mise en contexte toute comparaison fertile. La continuité historique, construite patiemment à distance, de trace en trace, d’exhumation en exhumation, est ainsi devenue suspecte ; suspecte de mensonge et suspecte de manipulation, elle cède à tout coup devant la « preuve iconique » la plus dépravée. J’ai encore en mémoire cette phrase terrible d’un élève de sixième assénée à son professeur à la fin d’un cours sur la Shoah : « Tu n’y étais pas et moi non plus, alors tu crois ce que tu veux et moi aussi ! ». L’image, lorsqu’elle prétend imposer sa brutalité ponctuelle à la pensée, lorsqu‘elle efface l’échange et le dialogue, lorsqu’elle menace de supplanter le récit de notre histoire, nous fait courir un risque majeur : celui de la soumission au credo. Elle porte en elle le danger d’une pensée à courte vue, une pensée « impressionnée », privée des liens chronologiques et logiques que seuls le récit et l’argumentation peuvent offrir. Seul compte le fait d’avoir visionné une photo ou une vidéo « populaire » et de s’inscrire ainsi parmi les milliers, ou les millions, de ceux qui l’ont partagée. Commentaires et interprétations se réduisant le plus souvent à un like vite cliqué, au mieux à une qualification banale (« c’est trop cool ! »), dont l’insignifiance sonne à la fois la défaite du langage et celle de l’intelligence.