Henri GUAINO et Alain BENTOLILA ont publié ensemble une tribune dans le journal Le Figaro le 28 avril 2025 avec pour titre : » Comment l’école en est arrivé là? »
Encore un adolescent qui tue un adolescent, cinquante sept coups de couteau, après tant d’autres. La violence est dans l’école avec son cortège d’intimidations, de menaces, de rackets, de trafics, d’agressions, de viols, de meurtres. On harcèle, on frappe, on blesse, on viole, on poignarde, on tue dans l’école, à la sortie de l’école, élèves et professeurs, pour un oui, pour un non, pour la drogue, pour la religion, pour une remontrance, un mot, un geste, un refus, un regard, pour rien, parce que pour trop d’enfants, d’adolescents, d’adultes, la violence est devenue un mode d’expression normal. Certes, les agresseurs, les violeurs, les harceleurs, à fortiori les tueurs, ne sont encore qu’une petite minorité dans l’océan de la population scolaire. Mais ce sont les conséquences qu’elle a sur la vie et le psychisme de tous les élèves, de tous les enseignants, de toute la société, et sur l’avenir qui donnent la mesure de la gravité des cette violence et non les statistiques. Bien sûr, à chaque drame, on s’offusque, on s’indigne, avec les mêmes mots: « inacceptable », « insupportable », intolérable ». Mots usés, vidés de leur sens, sans effet. Les partisans de l’ordre et de l’interdit réclament plus de policiers, de gendarmes, des portiques à l’entrée, plus de répression, des peines plus sévères, une surveillance accrue des réseaux sociaux où se promènent en toute liberté des déséquilibrés, des psychopathes, des semeurs de haine et de mort. Ils ont raison. Face à la violence, le laxisme se paye cher. Les autres réclament moins de répression et plus de prévention pour détecter les problèmes le plus tôt possible, plus d’assistantes sociales, de médecine scolaire, de vrais psychologues pour suivre les enfants et les adolescents, de moyens pour la psychiatrie en déshérence. Contre la répression, ils ont tort, mais pour la prévention, ils ont raison. L’état psychique d’une partie de la jeunesse est inquiétant. Dans l’émotion du moment, on fait des promesses. Promesses non tenues. Mais, même si elles l’étaient, suffiraient-elles à nous assurer que la violence serait canalisée, la barbarie vaincue? Si l’Ecole ne parvient plus à construire dans l’univers mental de chaque enfant qui lui est confié le rempart de la civilisation et de la civilité contre la sauvagerie, qu’adviendra-t-il quand la minorité, pour laquelle le temps et la vie n’ont pas la même valeur que pour nous, n’ayant cessé de grandir, nos forces de l’ordre, épuisées à couvrir trop de fronts, confrontées aux solidarités communautaires, et aux gangs, aux bandes, au crime organisé qui enrôleront toujours plus d’enfants dès le plus jeune âge, quand l’idéologie de l’excuse aura ôté tout effet dissuasif à la sanction, quand les thérapies de « dé radicalisation » auront échoué en confondant l’analyse du contexte socio politique et la complaisance vis à vis du délit et du crime, quand le tueur à gages de quatorze ans sera devenu une banalité, quand durant des décennies nous aurons enfanté des terroristes qui auront juré notre perte ?
La violence monte au fur et à mesure que l’école s’affaisse. Chacun mettra les mots qu’il voudra sur ce qui, de mensonges en manipulations, de complaisances en lâchetés éducatives, a conduit notre société dans l’état de délitement où elles se trouvent. Une chose est sûre, nous sommes les seuls responsables de ce désastre, que nous en ayons été les instigateurs ou que nous ayons laissé ces derniers agir sans réagir. L’indifférence ici est aussi coupable que l’activisme.
Avec l’école, en friche, et la famille, souvent sans repères, nous sommes en train de perdre la bataille contre l’abêtissement. Nous avons offert en sacrifice à de dangereux manipulateurs les mots imprécis, les mémoires vides et le dégoût de soi d’une partie de notre jeunesse. Et c’est en état de faiblesse d’esprit, d’impuissance linguistique et de vulnérabilité intellectuelle et morale, que les enfants de notre pays affrontent les discours totalitaires, sectaires ou fallacieux propagés par les réseaux sociaux. Faute de posséder les mots justes, faute de savoir les organiser, faute enfin de pouvoir articuler une argumentation logique, ils sont des proies faciles pour l’amalgame, l’illogisme, le complotisme et la haine, à la merci des démonstrations marquées au coin du contre sens, des discours qui prétendent leur apporter des réponses simples, immédiates et définitives et de tous les stéréotypes qui leur offrent du monde une vision manichéenne.
De temps en temps, on entend que l’école est la « mère des batailles ». Alors, on tend l’oreille – qui sait? – une lueur d’espoir? En vain! Ce n’est qu’un slogan sans suite. Trop grande cette bataille, trop compliquée. L’indignation et quelques annonces spectaculaires, qui n’auront d’autre effet que de donner à penser aux gens qu’on leur aura encore menti, demeure la seule réponse d’une politique obsédée par le sondage du lendemain.
Bouleverser sans cesse les programmes et l’organisation ne résout rien si l’on n’a pas d’abord défini la mission. Et qui sait encore ce qu’est la mission confiée à notre école dans l’empilement des objectifs qui lui sont assignés et la grande confusion des fins et des moyens? Que devrait-elle être, sinon le fruit de cette évidence quec’est la raison de tous les enfants de ce pays qui, en dernier ressort, pourra faire barrage à la violence et à la sauvagerie qui menacent de tout dévorer. Etl’école, avec ses maîtres est aujourd’hui le seul espoir des familles qui n’ont malheureusement pas les moyens, le courage, ni parfois l’envie de former les esprits de leurs enfants à la résistance intellectuelle et morale. Dans la société telle qu’elle est, la distinction traditionnelle entre une école chargée de l’instruction de ses élèves et des familles responsables de l’éducation de leurs enfants n’est plus opérante. L’a-t-elle jamais été? Même Jules Ferry, ministre de « l’Instruction publique », incluait dans les missions de l’école « l’éducation morale ». A vrai dire, il n’y a jamais eu d’école qui ne fut pas fondée sur une idée de l’homme. Les questions qui taraudent l’esprit des élèves sont autant d’ordre spirituel et moral que d’ordre intellectuel et académique. Le renoncement de l’école à répondre aux premières vident les secondes de sens. L’instruction transmet connaissances, forme la raison critique, donne à chacun les moyens d’exprimer ce qu’il ressent. L’éducation, c’est la socialisation, l’apprentissage des règles et des comportements qui permettent de vivre en société, le savoir être, le savoir vivre. Le maître d’école ou le professeur doit assumer d’être aussi un éducateur associant, dans un même élan humaniste, valeurs universelles, valeurs de civilisation, patrimoine national, imaginaire commun, élévation spirituelle et fermeté laïque.
Nous savons ce qu’il faut faire: le contraire de ce que nous a commandé des décennies durant l’idéologie qui s’était donnée pour but de faire disparaitre le rapport d’autorité du maître à l’élève en transformant les instituteurs et les professeurs en simples accompagnateurs du développement spontané de l’enfant et de l’adolescent censés découvrir par eux-mêmes les règles et les appliquer comme cela leur conviendrait le mieux. Le pédagogisme a mis l’enfant au centre de l’école à la place du savoir. A cet enfant idéalisé on a dit: finie l’exigence, l’obligation, la discipline, la règle, « apprends ce que tu veux », « fais ce qu’il te plait », même des fautes, « écris comme tu veux »,« exprime ta nature profonde ». Voilà ce que fut le fond de cette idéologie qui, malgré la résistance de certains enseignants, a été si délétère à la fois pour l’instruction et pour l’éducation.
L’époque appelle une école qui instruit et qui éduque. Le temps n’est plus au socle minimum mais au socle maximum, plus à la seule acquisition de compétences mais aussi à la transmission de tout ce qui permettra à l’enfant devenu adulte de demeurer humain dans une société de plus en plus déshumanisée.
Face aux effets du masochisme de la repentance qui a conduit à enseigner aux enfants de notre pays que tout ce que nous avons fait dans l’histoire était mal, nous avons besoin d’une école qui apprend à admirer ce qui est grand et beau dans les oeuvres de l’humanité et leur inculque l’estime de soi au lieu de la haine de soi qui est la porte ouverte à la haine des autres.
Nous n’arrêterons pas le progrès technique, mais si nous voulons que nos enfants décollent le nez des écrans, il nous faut leur donner le goût de lire des livres. Si nous ne voulons pas que la facilité d’accéder à toute la connaissance avec un simple clic fabrique une masse croissante d’incultes, il faut leur donner le désir d’apprendre et pas seulement l’envie de savoir. Si nous faisons confiance à la science qui a montré depuis longtemps que l’écriture manuelle avait des effets positifs sur le développement des capacités cognitives, ne laissons pas mourir celle-ci et recommençons à apprendre aux enfants à écrire, avec l’exigence, la rigueur et le coeur qu’y mettaient les instituteurs il y a encore quelques décennies. Si nous ne voulons pas qu’à force de penser à leur place l’intelligence artificielle finisse par fabriquer des crétins dont l’intelligence s’atrophiera parce qu’ils ne qui ne réfléchiront plus, il faut leur transmettre la joie de comprendre après l’effort de la pensée, l’amour du raisonnement rigoureux, le goût de la réfutation exigeante.
L’enfant se construit en testant les limites que lui mettent les adultes. Il ne faut pas qu’il ne rencontre rien si l’on ne veut pas que l’adolescent, l’adulte qu’ils sera plus tard, se jette à corps perdu dans tout ce qui lui donnera l’illusion de combler et de transcender cet insupportable vide. Comme, jadis, l’école de la République enseignait une morale Kantienne, notre école doit inculquer à nos enfants ce que Camus appelait « une philosophie des limites ».
Avant de repousser ses limites, avant de prendre des distances avec elles à l’aune de sa personnalité, de ses capacités, il faut commencer par faire siennes celles que l’expérience humaine a tracées.
Les jeunesses sont appelées à faire des révolutions. Mais on ne fait pas des révolutions contre rien. Sans la règle qui pose une limite, c’est le « je fais ce que je veux » qui devient la règle et transforme le monde en chaos. Ainsi, s’il est vrai que la langue doit vivre si elle veut survivre, encore faut-il apprendre ses règles, pénétrer sa logique intime, se pénétrer du mystère de sa beauté avant de se livrer à une créativité linguistique sans garde-fous sous peine que chacun se mette à parler sa propre langue incompréhensible pour les autres. Oubliez l’orthographe et la grammaire et vous pourrez faire une croix sur la langue juste et précise qui nous invite à expliquer plutôt qu’à menacer et parfois à tuer.
« Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille » écrivait Ferry aux instituteurs. Mais le suppléant du père ne peut pas être un enseignant dépossédé de toute autorité et déclassé socialement. Rendre sa place à l’enseignant dans la société, tel devrait être, le premier souci d’une politique voulant faire de l’école un lieu d’instruction et d’éducation. Au delà même du statut social de l’enseignant et de la protection que doit lui assurer l’Etat en rompant vraiment avec le « pas de vague » qui continue à faire des ravages, cette mission doit guider le recrutement des maîtres, leur formation, les programmes, l’organisation de l’Education nationale et de tous les établissements scolaires qui lui sont liés par contrat ou non. Dans le même esprit, les internats d’excellence doivent être rendus à leur vocation initiale qui a été largement dévoyée: permettre, non pas forcément aux élèves les plus doués, mais à ceux qui veulent apprendre de pouvoir le faire alors que leur contexte familial ne le leur permet pas. Les centres d’éducation fermés, eux, doivent être repensés avec une plus grande rigueur: on ne peut plus ni se contenter de changer d’établissement les harceleurs et les violents ni donner une deuxième chance à la violence. Et, condition nécessaire pour que cette évolution de l’école puisse s’accomplir et produise ses effets, ses liens avec les autres institutions, telles que celles chargées de la santé, de la justice, de la police, de la gendarmerie, de la Défense, du sport, de la culture, trop longtemps viciés par des postures idéologiques dépassées, doivent être beaucoup plus étroits et confiants.
Une telle métamorphose intellectuelle et culturelle se heurtera à la fois à bien résistances idéologiques, aux travers d’une politique qui ne voit pas plus loin que la fin du mandat et reste tributaire du zapping électoral mais aussi à l’impatience de tous ceux qui ont peur pour leurs enfants.
A quand l’alliance ferme et lucide entre enseignants et parents pour refonder le métier d’élève et le statut d’enfant ? Un enfant, on l’écoute avec attention, mais il nous écoute avec respect ; un élève a le droit de questionner mais il a le devoir d’apprendre.
A quand des responsables politiques qui oseront s’engager dans des combats pour des causes essentielles dont ils ne sont pas sûrs de voir l’issue ?