Lorsque nous considérons objectivement la quantité de textos, mails et tweets que nos enfants produisent habilement avec leurs pouces face au nombre ridiculement bas de « manuscrits » que leur main trace sur du papier, on peut effectivement se demander si la fin de l’écriture manuelle n’est pas déjà programmée hors l’école et en passe de l’être à l’intérieur. Celle-ci est devenue une sorte de fort retranché dont les défenseurs désertent les uns après les autres.
Cette défaite annoncée de l’écriture manuelle est-elle la juste victoire de la modernité sur les vieilles habitudes graphiques, comme le clamait Michel SERRES qui fit de sa petite « Poucette » une héroïne des temps nouveaux tout en fustigeant les pleureuses nostalgiques ? Ou bien cet abandon est-il au contraire, la promesse d’un relâchement dans l’articulation des textes et finalement, l’annonce de l’affaiblissement de notre capacité à mettre en mots écrits notre pensée ? Examinons cette question, qui nous concerne comme elle concerne nos enfants, en évitant l’outrance réactionnaire mais en ne cédant pas à l’illusion « progressiste ».
- La main sur le cœur
Ecrirez-vous un jour une déclaration d’amour sous la forme d’un texto ? C’est tellement plus facile ; c’est tellement plus rapide ! Et pourtant… exprimer à quelqu’un que vous avez pour elle (ou lui) des sentiments très forts exige que vous vous exposiez, que vous preniez la peine de tracer vous-même vos mots, de votre écriture maladroite ou élégante mais de votre propre écriture. Il faut que le visage de l’être aimé illumine votre esprit tout le temps que votre main trace, lettre après lettre, dans une fièvre contrôlée, les mots qui disent vos sentiments. Dire son amour par SMS est une aberration : le SMS est fait pour le factuel, le rapide, le ponctuel (« t’es où tu fais quoi ?) ou bien pour le cliché imbécile pêché sur internet (« Si le sable était une preuve d’amour je te donnerai tout le sable du désert »), certainement pas pour les métaphores originales et les envolées lyriques qui porteront haut votre flamme. Dans un tout autre contexte, croyez-vous que vous pourriez exprimer par texto à votre meilleur ami tout le chagrin que vous ressentez pour la perte cruelle de sa maman ? Pensez-vous que la froideur, la hâte, le caractère impersonnel d’un SMS (ou pire encore la lâcheté d’un émoticône) porteraient votre compassion comme le ferait une lettre manuscrite alliant patience et sincérité ? Une lettre dont votre ami reconnaîtrait la forme et sans doute le style. Non ! Croyez-moi, il y a un temps pour le clavier et un temps pour la trace manuelle. Certaines situations font du message numérique une faute de goût et parfois même une offense.
- La main et la mémoire
C’est en traçant soi – même des mots soigneusement choisis que l’on prend conscience de leur composition graphique et phonique. C’est ce geste soigné qui inscrit dans notre esprit l’identité de chaque lettre, la position qu’elle occupe dans le mot ainsi que sa correspondance avec un son précis du langage. Pendant que nous écrivons résonnent en effet dans un ordre précis les sons qu’active chaque lettre qui compose le mot. Cette conscience graphophonologique assurée par l’écriture manuelle facilite d’ailleurs considérablement l’apprentissage de la lecture en révélant la précision des mécanismes qui associent l’oral à l’écrit. En d’autres termes, l’écriture manuelle maitrisée contribue à assurer une identification précise des mots. Et ce n’est pas la moindre de ses vertus.
C’est aussi en les écrivant de votre main que vous graverez dans votre mémoire citations et poèmes qui vous ont ravi. D’abord parce que vous vous souviendrez des mouvements de votre plume sur la page, de vos hésitations comme de vos emballements, mais surtout parce que le texte que vous aurez écrit de votre main sera à nul autre pareil Il sera un peu devenu le vôtre.
- La main tendue
Vous écrivez comme nul autre n’écrit. Pas plus mal ; pas mieux ; simplement d’une façon qui vous est propre. Vous ne tracez pas la lettre « p » comme moi-même je la trace ; mieux encore, vous la tracerez vous-même différemment au début et à la fin de votre missive. Chacun d’entre nous avons donc une manière d’écrire particulière ; et pourtant, oh Miracle ! Nous parvenons à nous lire les uns les autres dans la majorité des cas. Miracle, disais-je ? Non ! C’est le soin que nous avons de l’autre, c’est la volonté de permettre à votre lecteur de surmonter les particularismes de notre écriture pour identifier avec justesse chaque lettre de chaque mot qui vous autorise à utiliser une écriture particulière tout en faisant l’effort d’être compris par tous. Ecrire à la main met ainsi le souci du lecteur au centre même de notre écriture : « je pense à vous ! j’ai soin de votre future lecture ! Je vous tends la main ! » Sauf volonté perverse de ne pas être compris (bien des médecins privent ainsi leurs patients du droit de comprendre leurs prescriptions), la volonté d’éviter au lecteur tout risque d’ambiguïté accompagne l’acte d’écriture manuelle. La conscience d’un destinataire envers qui l’on a un « devoir d’application » est infiniment moins présente dans la frappe d’un texte banalisé par la machine.
Si l’école abandonnait la tâche manuelle d’écriture pour s’abandonner aux mauvaises habitudes de photocopier les textes pêchés sur internet nous effacerions une part de la « mémoire scolaire ». Car, seules les pages écrites par la main d’enfants rendus attentifs à la qualité graphique, à l’organisation et à la correction des mots affirment leur passage dans une classe. Ces écrits raviveront plus tard le souvenir de l’instituteur, les visages de leurs camarades. Ils seront une trace superbe ou médiocre, mais la leur, dessinée de leur propre main sur un cahier d’écolier, forgée par leur propre intelligence dans l’application et le labeur solitaires.
- La tentation du rétrécis
L’abandon de l’écriture manuellement tracée va malheureusement de pair avec un rétrécissement des messages et un abandon de toute ambition de réflexion et d’analyse. Défendons le goût et la bonne habitude de l’écriture tracée de notre propre main, et refusons la dictature du « vite, du court et du banal, » pour oser le « lent, le long et le pensé». L’écriture ne fut pas créée pour compter les ovins, elle offrit aux hommes le pouvoir d’évocation, de création et de conceptualisation. SMS, tweets et autres « réducteurs de têtes » renforcent l’entre soi (« je n’écris qu’à ceux que je connais, qui me ressemblent ») et me semble donc plutôt facteurs d’exclusion et d’enfermement, que promesses modernes d’ouverture au monde. Ce n’est pas le danger que ces « raccourcis » font courir à l’orthographe qui doit nous inquiéter, c’est la perversion qu’ils font subir au contenu même de ce que l’on écrit qui doit nous alerter. L’invitation au déversement impudique, au dénigrement sans réflexion, tout comme d’ailleurs à l’adhésion immédiate à la première bêtise venue témoignent de la médiocrité d’une expression écrite mécanisée et rétrécie qui ne donne plus le temps à l’écriture de suspendre son vol pour donner une chance à l’analyse, à la confession et à la narration.