« Est-ce que l’enseignement que reçoivent nos enfants aujourd’hui dans les écoles publiques est capable de garantir leur avenir ? », s’interrogeait, en 2015, sa majesté Mohammed VI dans son discours annuel de la Fête du trône. En 2025 la réponse à cette question toute rhétorique est toujours non, trois fois non !
Les chiffres ont en effet de quoi inquiéter. Pas une seule évaluation de l’école publique marocaine ne manque de faire état d’une « crise des apprentissages ». En 2019, moins d’un tiers des élèves du public maîtrisaient le programme à la fin du primaire, à peine 10 % au sortir du collège. Les langues et les mathématiques, notamment, posaient de sérieux problèmes. En cinquième année de primaire, ils n’étaient, en 2022, que 13 % à pouvoir réaliser une division simple, quand seulement un élève sur cinq parvenait à lire avec fluidité un texte en arabe et un sur trois un texte en français. En moyenne, 300 000 enfants quittent chaque année les bancs de l’école avant la fin de la scolarité obligatoire, fixée à 15 ans. La moitié durant le collège et 20 % en raison d’exclusions liées à un trop grand nombre de redoublements ; l’immense majorité est issue des classes sociales les plus défavorisées. En l’espace de dix ans L’Ecole marocaine a certes réussi à absorber un nombre de plus en plus important d’élèves mais elle a perdu la bataille de l’égalité et de l’insertion sociales.
S’il est une chose que les manifestations de la jeunesse marocaine dénoncent aujourd’hui, c’est donc bien le renoncement d’une école incapable à forcer le destin des enfants mal-nés, une école réduite à n’être qu’une machine cruelle de reproduction sociale ; une école au sein de laquelle le destin d’un nombre significatif d’enfants est scellé dès six ans et qui, de plus, n’offre aucun débouché professionnel honorable à ceux qui, d’origine sociale modeste, ont tout de même réussi à obtenir un baccalauréat et pour certains un diplôme universitaire. Désertion scolaire précoce pour les uns et absence terrible de débouchés professionnels pour les autres rassemblent dans un même sentiment de désespérance une part importante de la jeunesse marocaine.
De réformettes en pseudo refondation, les ministres successifs de l’éducation ont fini par épuiser la bonne volonté et les espoirs des élèves, des enseignants et des parents. Ils sont d’ailleurs, les uns et les autres, de plus en plus nombreux à dire qu’on ne les y prendra plus. En vérité, les responsables, ont, depuis des décades, renoncé à se battre pour construire une école publique capable de forcer le destin des enfants fragiles et de leur assurer un avenir professionnel honorable. En dépit des déclarations d’intention et des exhortations, ils n’ont jamais cru vraiment qu’une école ambitieuse pourrait empêcher la programmation de l’échec des élèves défavorisés ; et ils doivent constater aujourd’hui que ce sont ces mêmes élèves qui, désespérés de la vanité des efforts qu’ils ont consentis, sont prêts à s’engager dans des mouvements sociaux de plus en plus radicaux. En se résignant à ce que l’échec scolaire et professionnel soit une fatalité pour certains élèves, ces responsables politiques ont ainsi détruit la légitimité de l’école et les ont précipités dans un désespoir social dévastateur. Ces laissés pour compte de l’école publique sont aussi des proies faciles pour ceux qui tenteront de les attirer dans une voie religieuse radicale qui ne fera qu’ajouter à leur marginalisation sociale un enfermement confessionnel délétère.
Dans une telle situation qui menace l’intégrité de l’Ecole et la cohésion sociale, il faut oublier la énième réformette sans aucun impact et les gadgets pédagogiques « exotiques » censés assurer miraculeusement un parcours d’apprentissage heureux à ceux qui sont socialement programmés pour l’échec. L’heure est donc venue de faire un choix entre une école de complaisance et de faux-semblants et une école au sein de laquelle la résilience fera corps avec la justice. Cette métamorphose exigera une refondation en profondeur du système scolaire marocain de la maternelle à l’université. Le secteur élémentaire mettra les apprentissages fondamentaux au cœur même de ses objectifs : lire et comprendre, écrire pour se faire comprendre et être capable de questionner rigoureusement le monde. Le secondaire, lui, devra accorder autant d’importance aux compétences théoriques qu’aux habiletés manuelles : la capacité à coder un programme informatique ou à monter un circuit électrique y sera aussi valorisée que l’analyse littéraire. Enfin il faudra privilégier dans l’enseignement universitaire les matières susceptibles d’ouvrir vraiment des voies professionnelles et favoriser au maximum les systèmes d’alternance au lieu d’entasser des étudiants dans des filières sans aucun débouché.
Aucun des responsables qui, au début de leur mandat promettent régulièrement la « métamorphose » de l’école au service d’une plus grande égalité des chances, n’a jamais été capable de dire : « Je ne verrai certainement pas les effets de mes décisions ; et c’est ce qui fait la beauté de la mission à laquelle j’aspire ! ». Mais, dans ce monde, où seule compte l’image fabriquée, où l’on ne voit pas plus loin que sa page face- book ou son compte twitter, comment espérer que se lève un « homme d’état » qui comprenne que les changements qui comptent en matière d’éducation et de culture s’inscrivent sur plusieurs générations ? ces politiciens sont bien trop avides de faire voir et de se faire voir pour avoir un peu de discernement et de patience. Croire que, dans le domaine de l’éducation notamment, il serait possible de décréter le changement de manière immédiate est pire qu’une erreur, c’est une faute. Beaucoup trop d’entre eux ignorent que la métamorphose d’une Ecole capable de forcer le destin des élèves défavorisés ne se décrète pas ; elle ne peut se construire, qu’avec patience, volonté et courage sur plusieurs générations. Mais, si l’on veut éviter un chaos social, on doit donner dès aujourd’hui à la jeunesse les gages tangibles d’une transformation systémique décisive.