Un enfant ne peut apprendre à lire et à écrire dans une langue qu’il ne parle pas. Quelle que soit la méthode de lecture choisie, quelle que soit la démarche pédagogique empruntée, cet enfant aura fort peu de chance de parvenir à maîtriser la langue écrite tout simplement parce qu’il ne maîtrisera suffisamment pas la langue orale qui lui correspond.
Être confronté à des mots écrits qui ne correspondent à rien dans son intelligence est en effet pour un élève la promesse de ne jamais apprendre à lire. Avant même d’apprendre à lire, un enfant devrait en effet posséder en moyenne dans sa tête un répertoire de quelque 1850 mots oraux. C’est cela qui lui permet, lorsqu’on lui parle, de reconnaître le « bruit d’un mot » et d’en comprendre le sens en interrogeant le petit dictionnaire mental oral qu’il s’est progressivement constitué. C’est ce même dictionnaire de mots oraux qu’il pourra questionner une fois que son enseignant lui aura appris à traduire en sons ce qu’il aura découvert en lettres. Prenons l’exemple d’un élève français qui n’a encore jamais lu le mot « oranger » ; mais il a appris, parce qu’on le lui a enseigné à l’école, que chacune des lettres ou groupe de lettres qui compose ce mot, correspondent respectivement à un son de la langue française, et ce dans un ordre et une combinaison particulière. Il va donc, pas à pas, pouvoir construire « le bruit du mot » : A la lettre O il sait que correspond le son/O/ ; à la lette R, le son/R/ ; à la suite AN le son /Ä /etc. S’il fait ce « travail », ce n’est pas simplement pour « faire le perroquet » ; l’oralisation du mot « oranger » représente pour lui la clé d’accès à son dictionnaire oral. En effet, c’est en découvrant sous les sept lettres d’ « oranger » les cinq sons /o.r.âj.é/ dans leur arrangement syllabique, qu’il va pouvoir interroger son « dictionnaire oral » afin d’obtenir le sens qui correspond à cette combinaison phonique. En d’autres termes, ayant traduit en sons ce qu’il voit en lettres, il pourra, syllabe après syllabe, interroger son dictionnaire oral en demandant : « Y a –t- il un abonné au numéro que je demande ? », et ce dictionnaire devrait (je dis bien « devrait ») lui livrer le sens du mot écrit qu’il vient de découvrir, sans qu’aucun adulte n’intervienne. Mais, si ce petit enfant ne possède pas le mot « oranger » dans son petit dictionnaire, il lui sera répondu : « Il n’y a pas d’abonné au numéro que tu as demandé » ; c’est-à-dire qu’il n’y aura aucun sens derrière le bruit qu’il a mis tant de soin à construire. Adieu donc le sens des phrases ! Adieu le sens des textes !
Cette situation dramatique qui met en difficulté en France quelques 10 % d’enfants en pénurie de vocabulaire, en détruit plus de 50% au Sénégal, au Maroc, en Haïti et dans la plupart des pays dits francophones. Là, des maîtres d’école peu formés tentent d’inculquer à leurs élèves les mécanismes des relations qui relient en français les lettres qui composent les mots aux sons qui leur correspondent. Ces élèves vont ainsi parvenir à mémoriser ces correspondances et donc être plus ou moins capables de traduire laborieusement en sons ce qu’ils découvrent en lettres. Mais à quoi rime cette capacité de déchiffrage, difficilement acquise, si le bruit du mot fabriqué avec effort par les élèves n’active rien dans des cerveaux qui ne possèdent pas le moindre vocabulaire français ? À rien, bien sûr. À rien ! Car, ne l’oublions pas, apprendre à lire ce n’est pas apprendre une langue nouvelle, mais retrouver, sous une autre forme, une langue que l’on pratique déjà. Si la pénurie de vocabulaire promet à certains élèves français d’être en difficulté de lecture, sa quasi inexistence assure à l’immense majorité des élèves des pays dits francophones de devenir analphabètes.
Une Ecole digne de ce nom -où qu’elle soit- doit ainsi proposer les apprentissages fondamentaux dans la langue que parlent et comprennent ses élèves. Dans tous les pays où les élèves parlent une langue différente de la langue d’enseignement, c’est, dans un premier temps, leur langue maternelle qui doit leur permettre d’accéder à la lecture et à l’écriture sauf à confondre récitation et lecture. C’est sur cette base solide qui met la compréhension au centre des apprentissages, qu’ils pourront ensuite accéder aux langues d’ouverture. En bref, il y a urgence pédagogique à instaurer, en Haïti, au Sénégal, au Maroc …, la langue maternelle comme première langue d’apprentissage de l’écrit. Ce n’est qu’une fois satisfaite la nécessité d’appuyer l’apprentissage de la lecture sur la langue maternelle de chaque enfant que l’on pourra envisager avec sérénité et sagesse la maîtrise de la langue française ou de l’arabe classique afin qu’elles constituent pour lui une chance supplémentaire de promotion culturelle et sociale en lui permettant de mieux défendre leurs chances dans le combat professionnel et la conquête culturelle.
Les systèmes éducatifs de certains pays dits francophones sont ainsi des machines à fabriquer de l’analphabétisme et de l’échec parce qu’ils n’ont jamais voulu (ou su) résoudre la question qui les détruit : celles des choix linguistiques. Arriver à cinq ou six ans dans une école et y être accueilli dans une langue que sa mère ne lui a pas apprise est pour un enfant une violence intolérable. Être confronté à des mots écrits qui ne correspondent à rien dans son intelligence est pour un élève la promesse de ne jamais apprendre à lire. Le choix de la langue maternelle comme langue d’apprentissage est alors un principe qui ne se discute pas.
Mais ne confondons pas le cas du petit haïtien, du petit sénégalais, du petit guyanais qui ne parlent souvent pas un mot de français (ou le petit berbérophone qui ne parle pas l’arabe)) avec celui du petit breton, du petit occitan ou de bien des élèves martiniquais et réunionnais des écoles du centre-ville qui parlent convenablement le français et qui par contre maîtrisent inégalement la langue régionale. Dans le premier cas il y a « urgence pédagogique » à instaurer la langue maternelle comme première langue d’apprentissage parce qu’elle est le seul instrument de communication. Mais, pour des élèves qui parlent français, utiliser les langues régionales comme langues d’enseignement n’est justifié ni d’un point de vue politique ni d’un point de vue cognitif. C’est confondre, au nom d’une « diversité linguistique sublimée », nécessité pédagogique et respect légitime des identités culturelles. En aucun cas un décret instaurant l’usage d’une langue régionale à l’école (breton, occitan, basque) n’aura le pouvoir de bouleverser les positions des langues sur notre territoire en espérant inverser la hiérarchie que l’Histoire leur a assignée. Si l’introduction de la langue catalane dans les écoles de l’Autonomie fut légitime et juste, c’est parce qu’elle fut l’aboutissement d’un processus de transformation politique, administrative et sociale. Alors que la création d’isolats scolaires en Bretagne, en Occitanie ou ailleurs ne se justifie ni sur le plan pédagogique (la plupart des élèves ont pour langue maternelle le français) ni sur le plan social (la langue de promotion est le français). Il s’agit d’une revendication purement idéologique qui ne concerne d’ailleurs qu’une minorité d’enfants plutôt favorisés. Ce qui est étrange, c’est que ce sont les mêmes bons apôtres qui encensent une francophonie dont ils refusent de voir les effets pervers qui chantent aussi les louanges d’une diversité linguistique qui mettrait en péril l’unité linguistique de notre pays.