Fin 1937, Louis Ferdinand CELINE écrit Bagatelles pour un massacre, tableau apocalyptique d’une France rongée, gangrenée, vidée de sa substance par une horde de juifs. En 1938 il commet L’École des cadavres où il dénonce les éléments juifs de la finance new-yorkaise qui fomentent la guerre mondiale afin de ruiner l’Europe et de tirer profit de sa reconstruction. Enfin, en 1941, Les Beaux Draps, conclusion mi- amère, mi- ironique de la débâcle française, accuse les « yourtes » d’être responsables la décadence française. Lisez donc -en vous bouchant le nez- ces éructations nauséabondes tirées de « l’école des cadavres » : « Les juifs, racialement, sont des monstres, des hybrides, des loupés tiraillés qui doivent disparaître. […] Dans l’élevage humain, ce ne sont, tout bluff à part, que bâtards gangréneux, ravageurs, pourrisseurs. Le juif n’a jamais été persécuté par les aryens. Il s’est persécuté lui-même. Il est le damné des tiraillements de sa viande d’hybride ».
Faut-il aujourd’hui se contenter d’interdire la publication de ces écrits infâmes dans l’espoir illusoire de mettre notre jeunesse à l’abri de la tentation de lire de purs appels au meurtre qu’ils trouveront facilement sur internet ? Faut-il, au contraire, au nom de la liberté d’expression, publier aujourd’hui ces textes au risque qu’ils servent d’emblème aux enfants perdus de la République ? Mais s’il ne sert à rien d’interdire et s’il est fort dangereux de publier, quel choix nous reste-t-il ? Un seul : former la raison de nos enfants afin d’en faire des résistants aux mensonges et aux manipulations.
Malgré quinze années passées dans l’école de la République certains jeunes français avalent, souvent avec délectation, ce qui relève clairement de l’amalgame, de l’illogisme et de la haine imbécile ? Ils se laissent berner par des démonstrations marquées au coin du contre sens ? Ils se laissent convaincre par des arguments de pacotille ? Ils acceptent, sans les mettre en cause, les affirmations radicales et les explications définitives. Le style éruptif et saccadé de Céline, son vocabulaire obscur, ses associations incongrues, ses phrases où la parataxe l’emporte sur la syntaxe toucheront particulièrement ceux que le rap le plus violent séduit. Et comme leur impuissance linguistique ne leur permettra pas de démonter ces textes pour en dénoncer la faiblesse de l’argumentation, ils seront emportés par la radicalité et la brutalité du propos. Ils avaleront donc l’antisémitisme forcené de Céline comme ils ont accueilli avec délectation les textes, les discours ou les vidéos de Dieudonné ou de Soral, ou les paroles de certains rappeurs qui crachent sur les juifs, les pédés, les meufs…. A ces jeunes, qui ont renoncé à agir sur le monde et à y laisser une trace singulière, à ces jeunes qui n’ont pas la force intellectuelle indispensable pour analyserles discours et les textes, les responsables de tous leurs malheurs seront ainsi désignés, un complot sera enfin révélé. Ils trouveront chez Céline et chez les autres une cible à la haine qui les dévore et un enjeu qui enfin les rassemble. Sera pointé un ennemi à punir dans un combat qu’on leur dira juste et nécessaire. Sera présentée la vision d’un monde définitivement divisé par des mots d’ordre qui disent ceux qui méritent de vivre et ceux qui doivent mourir (parce que c’est bien de cela qu’il s’agit !). Que demander de plus lorsque les jours se suivent dans la médiocrité, la monotonie et le mépris de soi et que se renforce une rancœur tenace contre une injustice anonyme ? Céline et les siens éclaireront leur quotidien glauque et apaiseront leur sentiment de néant. Ce serait donc un risque inconsidéré de mettre ces textes entre leurs mains tremblantes.
Mais il ne suffit pas d’interdire les livres de Céline et de Soral ni d’empêcher les performances de Dieudonné ; comme il est vain d’espérer bâillonner internet. La vraie réponse est que nous ne devons pas permettre que la crédulité et la vulnérabilité de notre jeunesse la fassent succomber aux « charmes » des fous furieux ou des manipulateurs. Car ils arriveront en rangs serrés ces salauds qui proposeront à ceux qui n’ont jamais eu de point d’appui, de tuer, pour se sentir vivants, les juifs aujourd’hui, les noirs demain, et puis les femmes puis les pédés puis les arabes, c’est-à-dire tout ce qui est différent et vulnérable. Nous tous avons failli à enseigner à une partie de notre jeunesse égarée que ce qui sépare l’homme de l’animal, c’est sa capacité d’épargner celle ou celui qui affiche ingénument sa vulnérabilité; que la faiblesse, parce qu’elle est humaine, doit être la meilleure garantie de la survie ; que la fragilité, parce qu’elle est humaine, doit être la plus sûre des protections ; que la parole, parce qu’humaine, représente la plus juste défense par sa vertu d’ouvrir les unes aux autres les intelligences. C’est parce que nous avons failli dans notre mission d’éducation et de transmission, que nous sommes réduits –de mauvais cœur- aujourd’hui à demander l’interdiction des textes antisémites de Céline. Est-ce une victoire ? Non ! C’est un aveu de défaite ! Les textes antisémites de Céline, devraientt trouver devant eux les forces intellectuelles et linguistiques de nos enfants mobilisées pour les combattre. Si nous nous sommes tant alarmés à l’idée de cette publication, c’est parce que nous savons que les cerveaux trop faibles de nos enfants ne résisteront pas à l’éructation haineuse. Et s’ils sont si vulnérables , c’est tout simplement parce que l’école de la République que l’on a tant négligée et les familles que l’on a tant bousculées ont oublié que leurs missions conjointes étaient de faire des enfants de ce pays des résistants intellectuels. Et c’est ainsi qu’ils sont devenus de plus en plus faibles d’esprit face aux mensonges imbéciles et aux promesses vénéneuses. La seule « vertu » des textes de Céline est donc de nous rappeler à nos devoirs de transmission et de médiation.
Il est donc temps de former tous les enfants de ce pays, d’où qu’ils viennent, au questionnement exigeant, de leur apprendre à combattre les utilisations perverses d’une langue qui prête ses structures et ses mots au juste comme au salopard, à la vérité établie comme au mensonge éhonté. Nous devons les rendre capables de relever les défis que notre société de communication très (trop) ouverte leur impose : celui notamment d’oser la critique, d’imposer l’analyse, d’exiger la rigueur et de disséquer la fausse-logique. Il ne suffira jamais de cacher ou d’interdire. Ils devront pouvoir, sans crainte, aller au plus profond d’un dialogue exigeant avec le diable, persuadés que la valeur d’un discours ou d’un texte ne dépend pas du statut ou de la popularité de celui qui le profère.