LESSING (Eine Duplik, 1778) écrivait : « Si Dieu tenait dans sa main droite toute la vérité et dans sa main gauche la seule quête inlassable de la vérité, et me disait : choisis ! Je me précipiterais vers sa gauche et dirais : Père, donne ! Car la vérité pure est pour Toi seul. Lessing nous renvoie ainsi au Livre des Proverbes : » La gloire de Dieu est de cacher Sa parole, la gloire des rois est de la chercher ».
Le droit de comprendre, le droit d’interpréter
Tracer une frontière étanche entre la langue des textes sacrés et la langue du peuple fait de la religion un asservissement et un abêtissement. Cette séparation livre en effet les croyants à des intermédiaires qui se réservent, à eux seuls, le droit de comprendre, affirmant ainsi détenir LE sens définitivement établi des textes. Leur seul souci est en vérité d’assoir leur pouvoir spirituel et…matériel. Gloire à Martin Luther qui traduisit la Bible en allemand, langue vernaculaire, à Jean Calvin qui traduisit en français « l’Institution de la religion chrétienne » ; l’un comme l’autre ont voulu rapprocher le peuple des Saintes Écritures. Gloire aussi à mon propre grand-père qui le soir de Pessah, disait la Haggadah ; la prononçant d’abord en hébreu, puis la traduisant en espagnol pour les membres de la famille qui ne comprenaient pas l’hébreu et enfin, la disant en arabe à l’intention de nos voisins musulmans qui traditionnellement participaient à nos fêtes. Et honte à ceux qui ont voulu imposer, et pour certains imposent encore aujourd’hui une sacrosainte « langue de Dieu » ignorée des croyants, afin de les empêcher d’interpréter les textes. Dans des lieux obscurs, un clergé obtus confond la lecture avec une récitation servile et interdit de questionner et de construire le sens des écrits. Le juste respect dû au texte se change alors en servilité craintive, au point que la compréhension même devient inconvenante, insolente et sacrilège.
Dans les pays où la langue de Dieu se distingue de la langue du peuple, l’école en sort rarement indemne. Ainsi l’école algérienne, en imposant à son école une langue inconnue de ses propres élèves, orienta l’apprentissage de la lecture vers une récitation servile et leur interdit ainsi de questionner et de créer le sens des textes. L’interdiction de l’exégèse dans les lieux de culte eut en écho l’interdiction de questionner les textes profanes à l’école. L’arabe littéral conférant à tout texte écrit un caractère « impénétrable », le rendant impropre à la compréhension.
Nous devons refuser que les mots du sacré ne soient que des mots d’ordre, que les phrases du sacré se changent en formules magiques ou en signes de reconnaissance pseudo identitaires. Tout comme nous refuserons que pour les textes profanes, l’oralisation automatique se substitue à la compréhension singulière d’un texte.
« Embrasser » une religion
On n’entre pas « en religion « comme on adhère à un réseau social ; afin d’y retrouver des « amis croyants » avec lesquels, faute de partager des savoirs et des questions, on ne serait lié que par le sentiment d’une « connivence factice » et aussi par la haine des mêmes ennemis, des mêmes « mécréants » ; car alors, c’est d’un clan dont on fera partie. On en imitera maladroitement les rites, on en répétera sans les comprendre les prières et on en partagera préjugés et mots d’ordre. En matière de religion, plus le chemin de l’engagement est court, plus l’effort intellectuel exigé est faible et plus la spiritualité risque de céder la place au prosélytisme et à la haine de l’autre. Une religion se mérite par l’effort intellectuel et linguistique qu’on lui consent ; elle ne se porte pas comme un signe de reconnaissance acheté à vil prix et exhibé avec d’autant plus d’agressivité
On n’hérite pas d’une religion, on la cultive. On pénètre avec curiosité dans une immense bibliothèque qui conserve la trace de ce que, de génération en génération, les hommes ont dit et écrit pour d’autres hommes à propos de Dieu. On n’y entre pas les yeux bandés ; on doit aller soi-même chercher sur des rayons immenses les textes laissés par d’autres, en d’autres temps. Ces traces ne sont pas conservées pour que l’on y mette servilement nos pas ; elles sont les interprétations singulières d’une communauté croyante dans laquelle, chacun est engagé dans une réflexion individuelle et ouvert à la discussion collective. Une religion digne de ce nom doit donc ouvrir à tous l’immense quantité de discours patiemment formulés, de textes patiemment transcrits, sans cesse interprétés, sans cesse discutés. Car c’est cette richesse intellectuelle produite d’âge en âge, intimement mêlée à l’histoire des peuples, qui constitue la garantie d’une religion sincère, tolérante et… légitime. Une religion dont chaque croyant a le droit sacré d’aller questionner lui-même les discours et les textes. Une religion qui invite chaque croyant à faire l’effort du sens et à confronter ainsi ses propres interprétations à celles des autres avec autant de respect que de discernement.
Revisiter BABEL
La belle histoire de la tour de Babel nous raconte donc comment des humains s’engagèrent à construire une intelligence collective, qui put monter à l’assaut des mystères de l’univers. J’ai la conviction que si Dieu a donné aux Hommes le Verbe et la pensée qui va avec c’est afin qu’ils questionnent le monde qu’Il avait créé ; les mettant ainsi au défi de comprendre. Babel célèbre donc les intelligences humaines qui, portées par une langue commune, tentent, dans une volonté magnifique d’élévation et de libération, de comprendre ensemble comment fonctionne ce monde et comment agir collectivement pour y vivre mieux. Telle est selon moi la signification de l’histoire de la tour de Babel : les intelligences singulières des Hommes, réunies et exaltées par leur langage commun, tentent de défaire nœud après nœud l’entremêlement mystérieux des principes qui régissent le monde et qui fondent leur humanité. Et c’est bien parce qu’elles étaient portées par un langage commun et servies par des règles linguistiques conventionnellement acceptées, que ces intelligences ainsi conjuguées purent construire des hypothèses explicatives. Chaque suggestion était examinée, questionnée. Les uns la repoussaient, les autres l’approuvaient et tous concevaient ensemble des conclusions qu’ils savaient devoir être provisoires.
Comment a-t-on pu imaginer que, pour avoir utilisé le verbe et la pensée, les hommes de Babel aient été sanctionnés par Dieu alors même qu’Il avait fait aux humains le don sacré du verbe afin qu’ils puissent partager leurs pensées singulières ? Comment a-t-on pu concevoir un dieu jaloux, uniquement soucieux d’être la seule source des savoirs et le seul maître des récits ? Quel serait donc ce dieu qui seul aurait le pouvoir de révéler un savoir établi et non questionnable ? Et enfin, comment croire que, tenant le langage partagé pour responsable de la rébellion, Il en serait venu à le « brouiller pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres » ? Je ne veux pas croire en un dieu frileux et despote, je veux croire (si tant est que je crois) en un dieu qui offrit aux humains le plus merveilleux des défis : forger ensemble, par la force du verbe et de la pensée, les clés du monde pour en comprendre le fonctionnement et le sens et passer ensuite ces clés à ceux qui arrivent.
C’est en ce sens que l’allégorie de la tour de Babel dévoile la voie sur laquelle nous devons conduire nos enfants : celle de l’élévation intellectuelle et spirituelle, car elle est la seule voie libératrice. C’est celle qui invitera leurs intelligences à s’exercer librement et à partager des pensées singulières avec infiniment de fermeté et de discernement. A ces enfants nous dirons avec fermeté et amour : « Regarde vers le haut, même s’il n’y a personne ».
Si nous laissons les ignorants remplacer les savants, si nous laissons les ayatollahs remplacer les médiateurs, alors le rituel l’emportera définitivement sur le spirituel, la révélation l’emportera sur l’élévation et nous ne serons plus que des créatures et jamais des créateurs. Qu’en sera-t-il alors de nos enfants ? Leurs esprits incapables de discernement et privés du désir singulier de comprendre seront condamnés à errer dans le silence glacial d’un désert culturel et spirituel. Ils y seront soumis au premier mot d’ordre confessionnel, éblouis par le premier chatoiement liturgique, trompés par le moindre mirage messianique.