Refuser que le destin scolaire des plus fragiles soit scellé dès six ans : pour une école maternelle d’excellence
Alain BENTOLILA, 29/10/2023
Lorsqu’il fut décidé d’ouvrir plus largement les portes de l’Ecole à tous les enfants et non plus à quelques-uns, nous priment collectivement l’engagement de les y recevoir tous tels qu’ils étaient : ceux issus de catégories sociales peu favorisées , mais aussi ceux venus d’ailleurs en équilibre culturel et linguistique instable. Cet engagement ne pouvait être tenu au sein d’une école qui avait été construite pour accueillir des privilégiés préalablement triés. Pour faire face à une hétérogénéité linguistique et culturelle inquiétante, Il eût fallu que cette école se transformât en profondeur dans ses contenus, sa pédagogie, la formation de ses maîtres et ses finalités professionnelles. Elle resta en fait quasiment identique à elle-même ; même si elle tenta de donner le change en multipliant des filières d’orientation qui n’étaient en fait que des voies de garage. Notre système scolaire navigue ainsi depuis plus de cinquante ans entre complaisance et cruauté, tentant de maquiller l’échec en abaissant régulièrement ses ambitions, ses exigences et… ses moyens. Les « nouveaux écoliers » ont ainsi posé, année après année, à une Ecole figée, un problème dont la gravité n’a fait que croître jusqu’à menacer aujourd’hui son intégrité. Si l’Ecole a réussi la massification de ses effectifs, elle a complètement raté sa démocratisation.
Pour n’avoir pas su allier la bienveillance et l’exigence, pour n’avoir pas eu la volonté d’offrir la même ambition à tous ses élèves, l’Ecole et notamment l’école maternelle n’a pas pu relever le défi d’une distribution équitable du pouvoir linguistique et intellectuel. Elle laisse aujourd’hui sur le bord du chemin menant aux apprentissages fondamentaux un nombre très important d’élèves. Ils ont toujours été en retard sur les compétences affichées. Ils ont souffert d’un déficit et d’une imprécision de langage à cinq ans ; ils ont acquis laborieusement quelques aptitudes au décodage des mots à huit ans alors qu’ils devraient comprendre des textes simples ; ils sont difficilement parvenus à repérer quelques informations ponctuelles à onze ans quand on attendait qu’ils soient des lecteurs efficaces dans toutes les disciplines. Ils ont très tôt endossé le costume de l’échec et ne l’ont plus quitté. Ils auront passé plus de dix ans dans les murs de l’école et n’auront même pas la possibilité de se défendre face au premier manipulateur venu. Echec scolaire, échec professionnel, échec civique, voilà à quoi conduit l’impuissance linguistique et la faiblesse intellectuelle qu’une école maternelle galvaudée n’a pas su prévenir.
Le couloir de l’échec s’ouvre en effet très tôt ! Plus on avance, plus deviennent rares les portes de sortie. C’est donc très tôt qu’il faut forcer la chance des « élèves mal-nés » Une recherche récente( CAHIER DU CI-FODEM 2015), menée par Bruno GERMAIN et Guy DESNIERE, montre que, au seuil du Cours Préparatoire, plus de 20% des élèves ne maîtrisaient guère plus de 350 mots quand on en aurait attendu plus de 2000. L’école maternelle doit donc assurer, en toute priorité, à tous les élèves une maîtrise explicite du langage oral, clé d’un apprentissage réussi de l’écriture et de la lecture. Si elle renonçait à cette mission, elle viderait de leur sens les mots de justice et d’égalité scolaires. Car, quelle que soit la méthode de lecture qui lui sera ensuite proposée, un enfant qui ne possède pas suffisamment de mots et qui ne sait pas les organiser aura beaucoup de mal à apprendre à lire et plus encore à écrire. Il traînera son retard tout au long du primaire et le collège l’achèvera.
Cinq axes majeurs doivent fonder la pédagogie d’une école maternelle digne de ce nom : c’est-à-dire capable de d’assurer à tous ses élèves une conscience phonologique de qualité , un vocabulaire riche et précis, une organisation des phrase rigoureuse et une compréhension précise des textes lus par la maîtresse et une capacité de questionnement rigoureux.
Le premier est celui de la compréhension explicite d’un texte lu par la maîtresse.Des ateliers de compréhension de textes organisés régulièrementpermettront aux élèves , avant même qu’ils apprennent à lire, de trouver l’équilibre entre la singularité des interprétations individuelles et le respect des directives du texte. Les élèves prendront ainsi conscience des droits et des devoirs que la compréhension impose. En d’autres termes ils apprendront à distinguer l’interprétation acceptable de la trahison.La compréhension des textes ne vient pas « naturellement » aux élèves, elle se vit et se découvre explicitement dès l’école maternelle.
La deuxième nécessité est d’enrichir le vocabulaire des élèves. Pour accompagner les élèves dans leur quête heureuse de mots nouveaux, il faut les aider à les ranger d’après leur forme et d’après leur sens sur les étagères de leurs dictionnaires mentaux respectifs. Il faut en effet éviter que, dans leur mémoire, viennent s’entasser en désordre des mots dont ils ne sauront ni identifier la famille, ni définir la lignée, et encore moins percevoir les affinités sémantiques. Ils ne sauront en effet sélectionner les mots justes que dans la mesure où ils pourront s’appuyer sur des indicateurs qui les y conduiront. Les ateliers de vocabulaire organisés tout aussi régulièrement que ceux de compréhension de textes proposeront donc une juste catégorisation des mots les plus fréquents aux plus rares ; des plus simples aux plus complexes.
Le troisième engagement pédagogique de l’école maternelle est de faire découvrir aux élèves comment les mots s’organisent dans les phrases. Les ateliers de manipulation syntaxique activeront la capacité de comprendre le rôle de chaque mot dans la phrase et d’en maîtriser ainsi la mise en scène. On procèdera donc à des manipulations (commutation, permutation et extension) afin de faire constater que lorsque l’organisation de la phrase change, le monde qu’elle évoque change et… vice et versa.
Le quatrième objectif que l’école maternelle devra développer, chez tous les élèves est qu’ils acquièrent une juste conscience phonologique. Elle montrera que le choix des sons et leurs combinaisons respectives distinguent les mots entre eux afin d’écarter tout risque de confusion. Chaque modification phonique apportée à un mot entraîne un changement de l’image à laquelle il réfère. Là aussi, une juste progression sera indispensable : identifier la même syllabe dans des mots différents et apprendre à la situer dans un mot : en attaque d’abord puis en rime. Identifier les phonèmes en démontrant comment un seul son a le pouvoir de distinguer deux mots par ailleurs semblables :POULE/ BOULE ; RATEAU/ RADEAU . Distinguer enfin les modes de combinaisons (notamment des consonnes) : TRA n’est pas TAR et ARB n’est pas BAR ni BRA.
Enfin l’école maternelle devra constituer le lieu privilégié où un élève va apprendre à questionner le monde avec précision et à le commenter avec rigueur. Des expériences simples présentant des phénomènes de la vie quotidienne permettront de des poser des questions justes et de formuler des tentatives d’explication qui seront rigoureusement soumises à l’expérimentation. Le programme de « La Main à la Pâte » devrait ainsi être introduit dans les école maternelles afin de former très tôt les enfants à l’esprit scientifique.
Une école maternelle de qualité constitue donc la seule réponse à un problème auquel un nombre très important d’élèves se trouvent confrontés aujourd’hui : le langage dont disposent ces élèves à la veille d’entrer au cours préparatoire est parfois incompatible avec une entrée sans rupture dans le monde de l’écrit. La priorité de la maternelle est donc de donner à tous les enfants qui lui sont confiés une habileté langagière et une rigueur de penséequi leur permettront d’exercer leur droit de parole avec bonheur et efficacité et d’entrer au CP avec des chances raisonnables d’apprendre à lire et à comprendre ce qu’ils lisent. Afin de donner à tous les enfants les meilleures chances de réussite, l’école maternelle doit placer l’exigence et la rigueur au même niveau que le plaisir et l’épanouissement.Tous ses élèves ont droit à une école de plein exercice et non pas à une garderie. Elle devra expliciter clairement ses objectifs, afficher des programmes précis, utiliser des outils d’évaluation rigoureux et surtout veiller à la formation spécifiques et approfondie de ses professeurs. En bref, l’école maternelle ne doit pas être une école entièrement à part mais une école à part entière qui saura privilégier la programmation d’objectifs cognitifs clairement identifiés en repoussant la tentation (confortable) de proposer une succession souvent incohérente d’évènements et d’occupations.