Comment le langage fut-il créé ?
Alain BENTOLILA, 26/04/2023
A cette question, le linguiste ne peut tenter de répondre qu’en s’appuyant sur les universaux du langage, c’est-à-dire les principes auxquels obéissent toutes les langues du monde. C’est en étudiant ce noyau commun à tous les idiomes que l’on peut tenter d’imaginer avec humilité et rigueur les étapes de la genèse du langage.
Au début du langage, bien avant qu’AWE ait prononcé son premier vocable, les premiers hommes avaient créé leurs premiers signaux afin d’échanger des informations dont leur survie individuelle et collective dépendait. Il s’agissait de lancer des avertissements, pas encore de nommer des objets ou des êtres vivants ; et il était encore loin le temps où ils échangeraient des propos sur l’organisation du monde. Alerte d’un danger imminent, annonce concernant la nourriture, manifestation de colère…, tels furent sans doute les contenus des premiers signaux échangés entre les premiers communicants. Nos grands ancêtres ont donc commencé par créer des signaux spécifiques pour s’envoyer quelques informations de première nécessité. Ils communiquaient dans l’urgence, pour survivre.
Le nombre de ces messages devait être très faible et leurs contenus liés à des événements proches dans le temps et proches dans l’espace. On peut imaginer sans grand risque que nos grands ancêtres répondirent à ce court paradigme d’intentions élémentaires de communication en créant, pour manifester chacune d’elle, un cri spécifique non décomposable. Portant des « avertissement » (« avis à la population… ! ») plus que des « propos », les premiers signifiants étaient donc vraisemblablement non articulés ; c’est-à-dire qu’aucune composante n’en était réutilisable dans une autre combinaison. Ainsi, le cri qui annonçait l’arrivée de l’ennemi par le sud était totalement différent de l’information signalant l’arrivée de l’ennemi par le nord. A mesure que les expériences à transmettre devinrent plus nombreuses, il devint vite impossible avec un système sans articulation de répondre aux besoins : impossible en effet, au-delà d’un certain nombre de cris inarticulés, de les mémoriser, de les émettre et de les distinguer.
Ainsi s’ouvrit le premier temps du langage articulé répondant à la nécessité de nommer certains éléments du monde. Il faut bien comprendre que le monde ne s’est pas révélé aux hommes dans un état de pré-découpage sur lequel ils n’auraient eu qu’à coller de petites étiquettes de plus en plus nombreuses pour identifier des objets ou des êtres de plus en plus nombreux. La nomination, exigea que l’Homme choisît de mettre en mots ce qui lui servirait le mieux à agir sur le monde. La première articulation du langage vit alors le jour. Furent ainsi dépassés les finalités d’avertissement et d’alerte pour appeler l’attention d’un autre sur certains objets (l’arbre), certains phénomènes (l’orage) ou certains êtres (mon enfant) en excluant tous les autres de la sphère d’intérêt commun. Pour nommer le monde, les hommes furent rapidement soumis à la nécessité de créer une très grande quantité de signifiants différents. Chacun portant un sens singulier, il devait se distinguer de tous les autres. Ils inventèrent donc la deuxième articulation du langage : à partir d’un nombre limité de sons distinctifs (34 en français), ils purent, en les combinant chaque fois de façons différentes, construire un nombre quasi illimité de mots. La deuxième articulation du langage assura ainsi à la nomination une capacité de production quasi infinie tout en évitant le risque de la confusion.
L’Homo Sapiens ne se contenta plus de limiter ses ambitions à désigner par des mots ce qu’il avait sous les yeux ; il voulut pouvoir évoquer des personnages ou des objets en leur absence. Il passa ainsi de la désignation à l’évocation ; invitant son auditeur, non plus à porter son regard sur un élément linguistiquement sélectionné mais l’autorisant à en construire lui-même sa propre représentation. L’étendue des représentations possibles d’un même mot devint ainsi de plus en plus large, ouvrant la porte à des malentendus de plus en plus fréquents : de quel arbre parlait donc Awè ? Du grand feuillu ou du petit sec ? De quel animal était-il question, celui à corne ou celui à bosse ? La volonté d’être compris au plus juste de leurs intentions, alors même que leurs mots évoquaient des réalités absentes au moment de la parole, amena ainsi les locuteurs à fournir à leurs auditeurs des précisions qui contrôlaient et guidaient la représentation de mots devenus ambigus. Ce fut ainsi que l’homme parvint au premier stade de la grammaire : la détermination.
L’opération de détermination permit d’évoquer des êtres et des objets en donnant des précisions sur leur forme, leur couleur, leur appartenance… Mais elle ne permettait pas de les mettre en scène et d’émettre à leur propos un commentaire. Capable de nommer tout ce qui lui semblait utile d’être nommé, notre Homo sapiens devait donc se résoudre à laisser aux accointances et à la complicité qu’entretenaient les membres de sa communauté restreinte, la charge d’indiquer ce qu’il voulait dire de tel personnage ou de tel objet. Mais ce qui pouvait fonctionner en situation de très grande connivence (l’autre étant quasiment un autre moi-même), devint insuffisant et insatisfaisant dès lors que voulurent s’exprimer des pensées singulières voire inattendues. Si les opérations de nomination et de détermination avait permis d’indiquer de quels éléments du monde on voulait parler, il fallut inventer une autre opération d’une puissance infiniment plus grande : l’opération de prédication. C’est elle qui permit de tenir explicitement un propos particulier sur le sujet nommé. C’est bien l’opération de prédication qui a donné à la langue humaine sa véritable dimension : ne pas se limiter à dire de quoi on parle mais pouvoir partager ce que l’on en pense. Dès lors, le langage ne fut plus simplement le reflet fidèle des éléments du monde mais permit de tenir à propos de ces éléments un commentaire intelligent (enfin…, parfois intelligent). On voulut faire savoir si un animal dormait ou courait ; si l’oiseau volait ou était posé ; si les ennemis s’enfuyaient ou arrivaient. L’opération de prédication imposa au cœur même de la langue son « moteur grammatical » : le verbe. C’est le verbe qui permit d’associer à un être une action précise ou à un objet des propriétés qui le définissaient. C’est grâce au verbe, conceptualisant le processus, que le langage se fit « metteur en scène » ; donnant à tel être le rôle d’agent, ou de destinataire, à tel objet celui de patient. Il fallut enfin que cette représentation fût actualisée et l’on dut inventer les moyens linguistiques de « planter le décor ». Le lieu, le temps furent sans doute les premières circonstances que la langue en gestation évoqua. Détachant définitivement le « dit » du « perçu » et plus tard l’écriture de l’image. De l’évocation d’une image fixe le langage passa à la mise en scène du dessin animé.
Le scénario qui suit tente de retracer les étapes de la création du langage gagnant en précision et en complexité :
- Un cri inarticulé mais singulier : ALERTE, DANGER !! (Mais de quel danger s’agit-il ? Et bien regarde, c’est devant tes yeux !)
- Malheureusement le sujet de l’alerte n’est pas visible ; un mot signifiant MAISON est alors créé (Mais de quelle maison s’agit-il ? Mais tu sais bien…)
- Non je ne sais pas ! Le mot maison est alors déterminé par PAUL (Et quoi au sujet de la maison de Paul ? Mais tu sais bien…)
- Non je ne sais pas ! Le mot maison, déterminé par Paul s’adjoint alors le verbe « a brulé » (Mais qui a fait cela ? Mais tu t’en doute bien…)
- Non je n’en sais rien ! On identifie alors un responsable PIERRE qui est marqué comme agent (ET pourquoi a-t-il fait cela ? Ben, Tu connais bien l’histoire …)
- Non je ne vois pas…Et bien c’est parce que….