C’est la nature singulière, originale, imprévisible de l’acte d’écriture que menacent d’effacer aujourd’hui les robots conversationnels comme Chat GPT. N’écrivez plus, ne créez plus ! Nous disent-ils. Recopiez ! N’inventez plus ! Vous feriez de toute façon moins bien, moins riche, moins séduisant. Acceptez l’insigne médiocrité de votre mise en mot singulière et inclinez-vous plutôt devant la quantité impressionnante des data et la puissance stupéfiante des algorithmes qui les sélectionnent et les agencent afin que vous soit livré un résultat sans aspérités ni surprises.
Surtout, surtout ne rêvez plus « d’inécrit » ; n’imaginez pas que vous puissiez jamais écrire ce que jamais personne n’a écrit, penser ce que jamais personne n’a pensé, transmettre ce que jamais personne n’a transmis. Tout est déjà écrit et stocké ; l’heure est donc venue du grand ressassement. Et si, par un hasard « malencontreux », émergeait de la triste banalité une idée inédite, une proposition originale, une image audacieuse ou une innovation scientifique elle ne serait en aucun cas offerte à la discussion collective, au questionnement et à la critique, alimentant ainsi l’intelligence collective. Elle se fondrait illico dans la masse informe des data prête à être débitée pour combler nos désirs étiquetés. L’espoir de laisser par l’écriture la trace d’une pensée à nulle autre pareille est ainsi dénoncé par cette machine totalitaire.
Plus grave encore, l’espérance d’une continuité spirituelle défiant notre disparition matérielle, qui est au cœur même de la création de l’écriture, est aujourd’hui menacée. La création de l’écriture a été tardive dans l’histoire de l’humanité ( il y seulement a quelques milliers d’années seulement) ; alors même que la construction du langage était depuis longtemps engagée. La nécessité d’assurer une continuité spirituelle ne put en effet se manifester que lorsque l’ intelligence humaine osa enfin regarder la mort en face. Par le génie de l’écriture, un être humain décida de confier à un autre, qu’il ne connaissait pas, une trace de son esprit, en espérant que cette trace serait reçue quand lui-même, ne serait plus. C’est donc dans des mots envoyés au plus loin de lui-même que l’Homme trouva la meilleure défense, le meilleur abri contre la « terreur de la dilution ». Lecture et écriture portent ainsi ensemble ce que j’appellerai la « résistance existentielle ». Lire et écrire sont en ce sens absolument indissociables : « lire, c’est répondre fraternellement à l’appel désespéré de l’écriture ». L’espoir d’une immortalité spirituelle gravée mot après mot, phrase après phrase risque de changer de camp. Et d’ainsi passer du côté de la machine laissant l’Homme absurdement voué à la dilution. De ce point de vue, Chat GPT est notre ennemi juré ; il faut le combattre et lui interdire d’écrire et de penser à la place de nos élèves.
Lui permettre, sous prétexte de révérence à la modernité, d’entrer dans les classes, serait accepter que progressivement l’écrit tombe sur les épaules courbées d’élèves, inconscients qu’on leur vole ainsi une part essentielle de leur humanité ; passant ainsi du statut de créateur à celui de créatures. Ils seront dispensés de toute attente, de tout délais imposés par un tâtonnement souvent laborieux que certains ne supportent déjà plus. Rendus fragiles de plus en plus fragiles par cette machine infernale, ils deviendront incapables de faire l’effort de construire eux-mêmes des réponses par le récit, par le dialogue et par l’argumentation. Copier, oui ! Apprendre à construire eux-mêmes malgré leurs doutes et leurs inquiétudes, non !Ce « temps de débat interne » ferme et serein qui est nécessaire à la mise en mots écrits d’une réflexion, provoquera chez ces élèves d’un nouveau type la dispersion et la déroute. Ils vivront cette obligation comme un vide, comme une faille, parce que le doute l’incertitude et la distance seront devenus pour eux trop douloureux pour pouvoir stimuler l’activité de penser. Au lieu de ressentir l’anxiété légère et normale que provoque naturellement le fait de ne pas avoir encore écrit, c’est une terrible frustration qui les envahira quand il faudra associer, faire des liens, en un mot… écrire parfois contre soi-même et contre l’Autre.
Piégés dans un univers où le trivial le dispute au superficiel et le prévisible à l’imprécis, les élèves s’enfonceront sur la voie de la passivité car ils se seront habitués à se contenter de réponses immédiates, évidentes, définitives, jamais dérangeantes. Voilà ce que nous promet l’usage scolaire de CHAT GPT. Une école qui abandonnerait le devoir sacré de la création, condamnerait ses élèves, privés de mémoire collective, de langage maîtrisé et du désir de comprendre, à errer dans le silence glacial d’un désert culturel et spirituel. Soumis au premier mot d’ordre, éblouis par le premier chatoiement, trompés par le moindre mirage.